“On commence à prendre conscience que « ne rien faire » coûte plus cher qu’agir”
Unilever, Paul Polman, CEO
Paul Polman, le patron d’Unilever, trouve regrettable que les entreprises soient davantage considérées comme « preneuses » que comme « donneuses ». Les consommateurs (75%) attendent de plus en plus des entreprises qu’elles soient responsables et améliorent le monde dans lequel elles fonctionnent. “Ils ont raison. De nombreuses solutions sont disponibles, souvent à faible coût et pour des résultats meilleurs, pour autant que nous adaptions notre système de valeurs.”
Vous êtes un défenseur des ODD. Quelle est l’importance de ce rôle ?
“J’ai été très honoré lorsque Ban Ki-Moon, l’ancien secrétaire général de l’ONU, m’a demandé de représenter le secteur privé au sein d’un panel de 27 personnalités chargées d’élaborer les Objectifs de Développement durable (ODD). Ce fut un processus d’apprentissage considérable, car à mesure que nous creusions les problèmes mondiaux, je prenais conscience des possibilités énormes dont disposent les entreprises pour aider à trouver des solutions. Les défis sont tellement gigantesques que personne ne peut les affronter seul. Les entreprises ne peuvent plus se poser en spectateurs dans le système qui les a engendrées. Nous avons une obligation morale par rapport au développement humain et à l’inclusion, mais ces défis nous offrent aussi une des plus grandes opportunités commerciales. Je suis alors davantage devenu un partisan affirmé des ODD. Avec 16 autres défenseurs des ODD, dont la Reine Mathilde de Belgique, je siège aussi au sein du Groupe des défenseurs des ODD de l’ONU. Ce groupe veut favoriser la notoriété internationale des ODD et faire comprendre leur importance à un maximum de gens. À terme, nous espérons que chacun prendra conscience de ce qu’il peut faire pour contribuer à un avenir plus beau, pour soi-même et pour son entourage.”
Quels sont selon vous les défis sociétaux les plus alarmants ?
“Nous ne pouvons pas considérer les énormes défis sociétaux comme des problèmes isolés. Ils ont tous une influence sur l’économie, l’environnement et donc la société dans sa globalité. De nombreuses personnes perdent confiance dans la mondialisation, comme l’ont montré les événements de 2016 et plus particulièrement les ondes de choc du Brexit et des élections présidentielles américaines. Trop de gens se sentent abandonnés et ne croient pas que le système sert leurs intérêts. Ils veulent du changement. Et soyons clairs : c’est vrai non seulement pour le monde politique, mais aussi pour les entreprises.”
Que voulez-vous dire ?
“La confiance dans toutes les institutions, dont les entreprises, n’a jamais été aussi faible. La désillusion du public est en grande partie la conséquence de la crise économique internationale, du manque de leadership politique et des effets corrosifs de la corruption très répandue. Les élites, politiques ou privées, sont de plus en plus motivées par leurs intérêts personnels. Le souci de la vocation et la quête de sens en font les frais. Nous devons donc changer notre manière de vivre et de travailler. Les ODD nous offrent une feuille de route commune et un point de repère à cet effet. Il est toutefois de plus en plus manifeste que nous ne pouvons pas en laisser toute la responsabilité aux autorités. Elles ne sont en effet pas en mesure de réaliser seules un changement d’une telle ampleur. Nous ne pourrons réussir que par la collaboration. Ces nouveaux liens de collaboration d’avant-garde entre les entreprises, les secteurs, les pouvoirs publics et les citoyens contribueront à rétablir la confiance dans la société et les systèmes. D’où l’importance de l’ODD 17 ‘Partenariats pour la réalisation des objectifs »
C’est donc aux entreprises de créer des valeurs partagées, tant pour le business que pour la société ?
“À une époque où les frontières planétaires sont menacées et où trop de gens sont abandonnés à leur sort, les entreprises doivent avoir un plan plus large que la RSE et qui ne se contente pas ‘d’être moins mauvais’. Elles doivent avoir un modèle proactif qui s’attaque vraiment aux défis du monde, un modèle qui a une influence positive sur la société. Nous connaissons les options à prendre, mais nous devons les mettre en œuvre plus vite et améliorer l’extensibilité pour avoir plus d’impact. Si les chefs d’entreprise privilégient à nouveau le ‘service à la société’, ils créent des modèles d’entreprise plus durables pour le long terme et l’actionnaire en profite aussi en fin de compte. Malheureusement, trop d’entreprises sont encore centrées sur le jeu de la bourse qui vise à maximaliser le profit de l’actionnaire à court terme. La ‘finalité’ doit être la préoccupation première de toutes les entreprises. Car si une entreprise ne peut pas expliquer ce qu’elle fait pour influencer positivement les défis du monde, pourquoi les citoyens la laisseraient-ils encore vivre ?”
Pas d’avenir sans vocation ?
“On commence à prendre conscience que ‘ne rien faire’ coûte plus cher qu’agir. Le changement climatique en est l’illustration parfaite. Les solutions apportées à cette problématique sont déterminantes pour la croissance économique et le développement futurs. Il est indispensable d’y associer les entreprises. Dans les pays en voie de développement, les entreprises assurent déjà 60% du PIB, 80% des flux de capitaux et 90% des nouveaux emplois. Elles initient les compétences, la force innovante et les solutions créatives qui ne sont pas toujours disponibles dans le secteur public. En sensibilisant les responsables politiques et en leur insufflant la confiance nécessaire pour renforcer leur réflexion et leur action, le monde des entreprises peut réduire les risques du processus politique.”
Comment cette vision se traduit-elle dans le fonctionnement opérationnel d’Unilever ?
“Notre philosophie historique de prospérité partagée constitue le fondement de notre activité actuelle. Elle se concrétise dans l’Unilever Sustainable Living Plan (USLP). En 2010, nous avons décidé de dissocier notre croissance de notre empreinte écologique et de renforcer notre impact sociétal positif grâce à un nouveau modèle d’entreprise. Nous avons formulé trois objectifs principaux à cet effet : aider plus d’un milliard de personnes à améliorer leur santé et leur bien-être, réduire notre empreinte écologique de moitié et améliorer les conditions de vie de millions de personnes dans notre chaîne d’approvisionnement. Notre plan couvre l’ensemble de la chaîne de valeur, de la ferme à la fourchette, et s’attaque aux problèmes externes tels que le changement climatique, la sécurité alimentaire, le déboisement et l’hygiène. Nous privilégions la durabilité dans tout ce que nous faisons. C’est une nécessité morale, mais aussi commerciale. Grâce à notre USLP, nous diminuons les coûts, réduisons les risques, stimulons la croissance et nourrissons un sentiment de vocation dans l’ensemble de l’organisation. Cette approche attire des talents. Tout l’enjeu est de ne pas perdre de vue la vocation de notre activité. Les gens ont de plus en plus besoin d’avoir un but dans leur travail. Si les obligations professionnelles et les valeurs personnelles sont en désaccord, les gens le ressentent comme un conflit. Ce n’est sain pour personne.”
Le nouveau modèle d’entreprise répond-il aux attentes ?
“L’USLP est directement lié au chiffre d’affaires et au bénéfice. Nos marques dont la vocation est plus forte représentent 60% de notre croissance et elles ont crû deux fois plus vite que le reste de notre portefeuille. Il n’est pas étonnant que notre plan exploite les opportunités du marché, ait un impact sur notre processus d’innovation et nous garantisset depuis neuf ans une croissance totale deux fois supérieure à la moyenne du marché. Il nous évite en outre des coûts. Ainsi, depuis 2008, nous avons économisé 700 millions EUR grâce aux mesures écologiques prises dans nos usines. Ce plan renforce la confiance de nos investisseurs, de nos collaborateurs et des talents futurs. Il nous permet aussi d’attirer des investisseurs pour le long terme. Ils sont attirés par la combinaison de notre croissance à long terme et de notre modèle durable de création de valeur. Et pourquoi ne le seraient-ils pas ?. Depuis 2010, notre modèle a fourni aux actionnaires un rendement total de 250%. Enfin, nous éliminons les risques et nous réduisons les coûts de capital, tandis que la confiance augmente. Celle-ci se traduit par une plus grande implication des travailleurs et une attractivité accrue pour les nouveaux talents. Il y a effectivement peu d’inconvénients à faire ce qui est juste.”
Qu’est-ce qui vous a donné le déclic pour vous engager autant à titre personnel et professionnel en faveur du développement durable ?
“Ce n’est pas qu’une affaire de développement durable. Il y a d’autres enjeux : l’agenda du développement, l’inclusion, l’égalité des chances et une croissance équitable. Qu’est-ce qui fait la force des ODD ? Le fait qu’ils constituent un cadre moral qui n’oublie personne. Un plan pour la paix, la prospérité, les personnes, la collaboration et la planète. Mes parents croyaient dans des valeurs comme le respect de chacun, l’investissement dans les communautés où ils travaillent et vivent et la pensée intergénérationnelle. Ils m’ont inculqué ces valeurs. Nous avions le bonheur d’avoir assez à manger, de bénéficier d’une formation, de disposer d’installations d’hygiène, etc. Ce n’est pas le cas de la majorité des gens. C’est pourquoi nous avons le devoir de nous mettre au service des autres. Nous en serons d’ailleurs récompensés. Il n’est pas possible de gérer une entreprise forte et efficace dans un monde d’inégalité croissante, de pauvreté et de changement climatique. Un modèle comme l’Unilever Sustainable Living Plan est le seul modèle qui permet à une entreprise de croître à long terme tout en ayant une influence positive nette sur le monde.”
Les objectifs de l’Unilever Sustainable Living Plan sont-ils menacés ?
“Nous avons toujours été clairs : l’USLP est une philosophie et un éventail vivant d’objectifs ambitieux. Le monde change vite et les besoins suivront indubitablement. Cela signifie que nous devons être tout aussi flexibles. Certaines questions sociales, comme l’immigration, le chômage des jeunes et le salaire équitable, ont plus d’importance aujourd’hui qu’il y a dix ans. Cela étant dit, je peux dire que le schéma des objectifs de notre USLP est respecté à 80%. Mais nous revoyons nos objectifs en permanence, nous élargissons nos ambitions et nous nous fixons le défi de nous améliorer constamment. Les plus grands défis se situent dans les domaines plus transformatifs qui nécessitent la contribution des autorités pour mettre en place les cadres appropriés ou l’adhésion de secteurs entiers pour réaliser le changement. Une nouvelle fois, il est crucial de collaborer avec toutes les parties prenantes (ONG, fournisseurs, autorités et citoyens) pour réaliser nos ambitions.”
Vous engagez aussi beaucoup les jeunes dans votre politique ?
“Je ne doute à aucun moment que les jeunes d’aujourd’hui sont motivés par une vocation plus profonde. Ils veulent faire la différence et donner forme activement à leur propre avenir. Près de 84% des jeunes de la génération du millénaire estiment qu’ils ont le devoir d’améliorer le monde. Ils sont sans doute (avec les femmes notre principal groupe cible. Dans les pays émergents en dehors de l’Europe et des USA, où vivra 80% de la population mondiale, les jeunes représentent plus de 50% de cette population. Nous constatons que les jeunes veulent travailler pour des entreprises où ils peuvent faire la différence. La moitié de nos nouveaux collaborateurs affirment qu’ils ont choisi Unilever pour son USLP et, sur LinkedIn, nous sommes la FMCG (entreprise active dans les Fast Moving Consumer Goods) la plus recherchée du monde. Unilever mise donc activement sur une collaboration directe avec les jeunes. Ainsi, nos Unilever Young Entrepreneur Awards offrent aux jeunes entrepreneurs sociaux l’opportunité d’exploiter leurs connaissances technologiques pour développer des solutions simples pour des défis complexes et ces jeunes cerveaux nous apprennent aussi énormément. Il en va de même de l’Unilever Foundry, notre incubateur de start-ups, qui permet à nos marques d’expérimenter la nouvelle technologie numérique. Plus près de chez nous, nous concluons des accords de collaboration avec des organisations locales pour créer des opportunités d’emploi pour la nouvelle génération qui grandit dans les grandes villes belges, comme Anvers et Bruxelles.”
Quatre commandements
“Chacun peut faire la différence, quelle que soit la taille de l’entreprise. Le changement doit être initié par la direction de l’entreprise. En paroles, mais surtout en actes.”
“Ne sous-estimez jamais la force de la collaboration. Aucune organisation isolée ne peut construire un monde meilleur. C’est la raison pour laquelle il est tellement crucial de collaborer avec d’autres : entreprises, clients, fournisseurs, pouvoirs publics, universitaires et ONG. Tous sont importants pour réaliser la forme de capitalisme plus durable qu’exigent les ODD. Il est bon de commencer par sa propre chaîne de valeur.”
“Les chefs d’entreprise et CEO belges doivent profiter des opportunités exceptionnelles qu’offre la mise en oeuvre des ODD. Ralliez pour commencer une organisation établie ou une initiative existante. Défendez ouvertement ce en quoi vous croyez.”
“Tout commence par la quête de vocation ou de sens, . Il est passionnant de s’inscrire dans un monde des affaires en mutation où la vocation ne cesse de gagner en importance. Celui qui veut participer à ce programme exceptionnel aura une vie pleine de sens qui lui permettra d’affirmer en toute honnêteté qu’il a fait la différence et qu’il a rendu le monde un peu meilleur qu’il ne l’a reçu. Il n’y a pas de plus belle récompense que ça